Lies et Passeries entre l’Andorre et le Haut-Sabarthès – François Baby

Les passeries entre l’Andorre et le Haut-Sabarthès sont par contre tout à fait anciennes et continues.
Une ordonnance du sénéchal de Pamiers en date du 3 octobre 1701, statuant sur la saisie de cent quarante moutons d’Ordino par les consuls de Siguer le 9 septembre 1700, prescrit la restitution du bétail et confirme les sentences des 20 juin 1511 et 8 juin 1514 ainsi que l’acte de passeries du 20 juin 1694 qui donnaient à la paroisse d’Ordino un droit de pacage sur les montagnes de Gestiès, Lercoul, Brouquenat et Gnioure dans le consulat de Siguer. Là encore les traités remontent au moins au XVe siècles et se trouvaient toujours exécutés au moment de la Révolution si l’on en croit Mercadier qui en relève la tradition et le rituel.
Un acte du 23 juin 1680 nous livre l’« hommage des Andorrans à Miglos », c’est-à-dire le renouvellement des lies et passeries établies entre la paroisse d’Ordino et la communauté de Miglos dans le Sabarthès (1). L’invocation de « la coutume de tout temps observée » ne permet pas d’en préciser d’avantage les origines, mais on sait aussi par Mercadier qu’elle restait vivante à la fin du XVIIe siècle.
Une brève ethnographie de ces passeries franco-andorranes devrait retenir trois aspects principaux : la date, le serment, la fête rituelle.
Ces accords s’inscrivent dans le cycle de la Saint-Jean car ils sont passés et renouvelés le 24 juin ou le dimanche le plus voisin, date à la fois ancienne et générale. Vers 1300, sur les montagnes de Fontargente, elle correspond à l’arrivée du bétail venu du sud jusqu’aux jasses de Garsaing et Cabailhère : il y restera de la Saint-Jean à la Saint-Mathieu (24 juin – 21 septembre), c’est-à-dire tout l’été, du solstice à l’équinoxe, des dernières neiges aux prochaines neiges, En 1667 Froidour note que les troupeaux couserannais partent en Espagne huit jours avant la Saint-Jean jusqu’au 15 septembre.
Les registres des délibérations du conseil politique de la vallée de Vicdessos permettent de contrôler le respect scrupuleux de la coutume qui exige des habitants de la Vall Ferrera, Alins et Tor leur venue à Vicdessos le dimanche après la Saint-Jean pour renouveler les passeries.
Enfin, toutes les transactions, sentences, confirmations sont souvent datées du mois du juin : ainsi les accords entre Ordino et Siguer : 20 juin 1511, 8 juin 1514, 20 juin 1694.
Le serment reste naturellement le rite essentiel, à la fois politique et religieux. Prêté à genoux sur les Saints Évangiles, il a lieu à l’église après la messe (comme à Miglos) ou sur la place (comme à Vicdessos) et souvent entre les mains des consuls. Il concerne constamment la libre circulation des biens et des personnes, la protection du cheptel par l’abandon de la pignore, et la protection contre la guerre et les maladies ; le premier point libérait des tracasseries de la leude, la seconde disposition empêchait la divagation du bétail de devenir une source permanente de conflits, la dernière précaution n’était pas une simple clause de style : la guerre franco-espagnole déclenchée par la mort de Philippe VI en 1167 et terminée par le traité d’Aix-la-Chapelle, tout comme les multiples incursions des Miquelets du XVIe au XVIIIe siècle lui ont donné une justification dans les faits, et la « maladie contagieuse », non classique dans le Sabarthès d’une épidémie de « peste », y fut une réalité douloureuse, notamment en 1545, 1629, 1791 et 1849.
L’ensemble de ces dispositions, souscrites réciproquement, relève du fonds commun des passeries. S’y ajoutait pourtant l’hommage et le serment de fidélité au roi de France exigé des Andorrans à Siguer et des Espagnols à Vicdessos ; si le paréage d’Andorre justifiait le serment des syndics d’Ordino, par contre le roi lui-même, si l’on en croit une lettre de M. de Saint-Florentin, ministre de Louis XV, trouvait cette prétention abusive et reconnaissait, au prix d’une magnifique litote, qu’il lui semblait inutile d’homologuer l’accord des passeries « son authorité ne pouvant, par rapport aux Espaignols, ajouter rien aux engagements qu’ils ont pris » envers la communauté de Vicdessos.
Le caractère festif du renouvellement des traités apparaît dans les repas, les danses et les jeux. Rite obligatoire de l’amitié, des affaires et du contrat politique, la banquet apparaît comme l’achèvement de la convivialité pastorale, toujours présente, même aujourd’hui, dans le partage du pain, du fromage et du vin de la gourde. A Siguer, la communauté offre un repas aux syndics andorrans le soir de leur arrivée et deux le lendemain ; à Vicdessos, un véritable protocole fixe en 1744 le nombre de couverts, le partage des frais, et les consuls, après les danses, offrent un resfrec, c’est-à-dire des rafraîchissements avec une légère collation. Le bal commence après le tour du village en cortège et les musiciens du Vicdessos sont à la charge des députés espagnols ; à Miglos, les députés d’Ordino dansent « avec leurs épées au coté suivant la coutume ». Absent à Vicdessos, le jeu semble fondamental à Siguer et Miglos, où syndics andorrans et consuls français « jouaient ensemble une partie de quilles, et ceux qui la perdaient payaient un cuivre de vin qu’on buvait sur la place publique. On remarque, souligne Mercadier, que les Andorrans n’ont jamais gagné la partie » (2).
Rite collectif avec tour de ville et participation de toute la communauté, cette cérémonie s’exprime dans la liesse : la table, les vins abondants, et surtout la danse – tellement rares au XVIIe siècle et tellement décriées dans le diocèse de Mgr de Caulet (3) – concourent à cet événement exceptionnel. Un ethnologue ne manquerait pas d’y voir un résidu très formalisé de l’explosion dionysiaque lié au cycle de la Saint-Jean, qui émerge dans les fêtes des bergers ou l’edate dantza (« dans des buveurs ») du folklore basque. De même pourrait-on voir dans la pratique du jeu de quille un transferts appauvri des jeux guerriers qui opposaient à l’époque préromaine les bergers des pyrénéens ; compétition pacifique entre les communautés, sorte d’« Intervilles » solennel et solennisé. A Siguer et Miglos, les Andorrans y étaient pourtant toujours vaincus. Pourquoi ?

Les lies et passeries ne sont jamais, malgré le caractère réciproque des serments, un contrat équilibré. Elles témoignent, certes, de la permanence d’un droit associatif issu du vieux fonds du droit pyrénéen, mais l’une des communautés admet que l’autre y trouve une certaine supériorité, un gain supplémentaire : le jeu, toujours perdu, est sans doute la trace la plus frêle, mais non moins jolie, de ce déséquilibre reconnu.
Le sens des déplacements en est un autre signe. Les vallées couserannaise restent débitrices du Val d’Aran : aussi les Castillonais vont-ils y payer fermage et dîme, tout comme les consuls d’Ercé se déplacent à Tavascan. Par contre, ceux de la Vall Ferrera viennent à Vicdessos et les syndics d’Ordino à Siguer et Miglos. L’intérêt des communautés à donc fléché les passeries.
Mais l’évolution économique d’une vallée pu inverser le sens de l’avantage tiré des accords primitifs qui organisaient seulement la vie pastorale. De ce point de vue, l’analyse de l’intendant du Rousillon sur l’intérêt que pourrait trouver le consulat de Vicdessos à la dénonciation des passeries faite en 1751 par les Espagnols est particulièrement éclairante : le commerce du sel et de l’huile, les taxes sur les fers et cela concerne également Siguer, Lercoul et Gestiès à cause des mines du Rancié, l’énorme consommation de foin dans la vallée pour le charroi du minerai, et l’absence de transhumance hivernale vers la plaine font alors de l’économie du Vicdessos l’obligée des éleveurs de la Val Ferrera, bien que les échanges pastauraux primitifs aient créé une obligation inverse, toujours exprimée au XVIIIe siècle par la réception coutumière des délégués espagnols à Vicdessos.
Ainsi les passeries sont-elles toujours un système de rapports de forces souvent ennobli des vertus d’une tradition formelle où les rigueurs de l’honnêteté classique se manifestent dans la relation d’obligé à obligeant. Les accords très tôt conclus entre les communautés d’Ordino et de Siguer ou Miglos offrent bien cette double dimension économique et ethnographique ; contrats ritualisés, ils s’inscrivent à l’extrémité orientale de ce vaste système pastoral des Pyrénées qui ne constitua jamais une structure unique, une « fédération pastorale » comme on l’a parfois soutenu, mais la juxtaposition conjoncturelle d’accords nord-sud strictement autonomes et aux avantages toujours inégaux.

Lies et Passeries entre l’Andorre et le Haut-Sabarthès
François Baby 1978
Archives départementales de l’Ariège Zq618

Extraits p 8 à 15 et 21 à 23
Retranscription : Gérard Lafuente – 1980

Notes en référence avec Miglos :
1 et 3 – Archives Départementale – AD 09 , 5 E 670, f°138
2 – Mercadier J.B – A Siguer et Miglos, un cuivre équivalait à 16 huchaux et demi, soit 11 litres.